Jean Noël : Quand la machine s’éveillera d’André Soleau

 

« Quand la machine s’éveillera » d’André SOLEAU aux Éditions Nord Avril

J’aime ce texte. D’emblée, il me replonge dans le pays de mon enfance, celui de ma mère de Cambrai (Boussières-en-Cambrésis, pour être précis), au sud du village d’Ecquedecque, village du protagoniste de ce roman.  Pour le dire autrement, c’est « ach nord », comme nous le décrit l’auteur : d’immenses plaines légèrement vallonnées recouvertes de blé ou de feuilles de betterave en été et en hiver des étendues désertes dont la terre labourée se cristallise en mottes givrées, où le vent frais vous emplit d’une ambiance minérale, propice, finalement, à gagner en spiritualité. Alors que la ville de mon cœur reste Bruxelles, revenir en terre flamande-française me fait gagner en vigilance quant à la nature de ce que l’auteur nous dit.

Etienne, homme s’approchant des soixante-dix ans, est un vieux râleur qui ne veut plus aucune aide, et qui n’en a cure de la démission de sa fille qui ne veut plus le soutenir et le laisse, justement, à se laisser aller. Il ne veut plus s’intégrer dans la post-modernité du vingt et unième siècle, assume pleinement d’être fracturé numériquement, n’en revient pas d’avoir perdu son job de technicien en dentisterie, l’impression trois d des prothèses dentaires ayant supplanté à faible coût sa production de sculpteur de précision, il n’en revient pas non plus d’avoir perdu sa femme, et ne veut rien entendre des générations qui lui succèdent. Mais sa fille lui offre un cadeau, de guerre lasse, plutôt que de polémiquer avec le père, elle lui laisse une « femme de compagnie » un peu étrange…

Nous sommes dans une dystopie, frôlant l’uchronie car nous ne sommes pas loin de partir du monde contemporain : en fait, nous sommes en 2034, où l’intelligence artificielle a fait un bond colossal, mais le monde que l’on décrit est encore reconnaissable. Ce qui autorise l’auteur à mettre son protagoniste qui nous ressemble dans une modernité devenue folle, où le robot se nourrit en continu de toute la mémoire googlisée de l’être humain. Et Etienne nous ressemble, oui, traînant son doute et sa dépression, fragile et en colère, dans un monde dont il a totalement perdu la mesure ou la grille d’interprétation.  La machine remplace tout, outre le fait d’avoir voler notre mémoire  par ses big data, supplée à tous nos besoins par une présence de plus en plus envahissante. Après n’avoir été qu’une prolongation de notre bras ou notre main, la machine est devenue un auxiliaire, encourageant notre oisiveté pour la laisser penser et  finalement décider à  notre place. La machine est  plus rapide, plus rationnelle et de par sa perfection met en accusation l’errance de l’homme, son gaspillage, sa folie meurtrière, l’épuisement qu’il  a fait de ses ressources et l’angoisse de sa mort qui le pousse à détruire ce qui l’entoure.

Là, cela devient abyssal. La machine ne serait que la projection infinie de notre finitude frustrée ? Le meilleur de l’homme, plutôt que d’être figuré dans ce que l’on dit de Dieu, est-il mis en technologie dans un cyborg qui a visage humain ?

Redoutable texte qui pose des questions presque insoutenables dans un décors qui ne paie pas de mine, celui des corons, des vieilles églises restaurées, modernisées mais vides, dans un paysage froid, du Nord.

A lire, de toute urgence.


Attention, André SOLEAU n’est pas n’importe qui. J’ai eu la joie de le rencontrer au festival du livre de la petite ville du Nord, Caudry, et un simple échange de livres promet peut-être, à tout le moins, une complicité d’écrivains, voire plus… Inch Allah !  André est l’ancien rédac’ chef de la Voix du Nord, excusé du peu ! Il a déjà publié six livres, reçu le prix Adan des Hauts de France pour son roman « Gain de folie » que je vais m’empresser de lire.

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